L’Inde fascine. Elle intrigue, souvent. Elle déroute, toujours.
Derrière ses 1,4 milliard d’habitants, ses promesses de croissance à 7 % et son rôle de membre actif des BRICS, se cache un pays bien plus nuancé que ne le laissent croire les déclarations enthousiastes des forums internationaux.
Pour comprendre l’Inde et cerner les réels enjeux qui pèsent sur sa trajectoire au XXIème siècle, il faut plonger au cœur de ses contradictions internes, de ses relations internationales ambivalentes et de sa place émergente dans un monde désoccidentalisé et de plus en plus multipolaire.
Derrière les promesses que j’entends à droite et à gauche qui disent que l’Inde va devenir un géant de ce siècle, se cachent en réalité des défis colossaux : comment concilier démographie explosive et chômage endémique, ambitions géopolitiques et dépendance industrielle, nationalisme hindou et fractures sociales ?
Dans cet article j’analyse les contradictions d’une puissance qui rêve de se hisser dans le top 3 mondial mais qui dépend énormément des importations étrangères, notamment de Chine, et qui a énormément de mal à s’industrialiser et à se moderniser à hauteur de sa démographie.
Entre mirage du « Make in India », jeu d’équilibriste avec les BRICS et bombe à retardement sociale, découvrez avec moi pourquoi le « siècle asiatique » va se jouer de manière très intense et tendue pour l’Inde.
Sommaire
- Une puissance aux trois visages
- Fractures intérieures : le talon d’Achille
- BRICS : sur l’échiquier géopolitique
- Occident : l’illusion d’une alliance
- Laboratoire du monde multipolaire
Une puissance aux trois visages
Forces fondamentales : démographie, géographie et diplomatie active
Pour ceux qui ne sont pas familiers avec ce pays, laissez-moi vous dépeindre rapidement le tableau.
L’Inde dipose de gros atouts naturels, qui joueront toujours en sa faveur.
La première force indienne est sa démographie.
L’Inde est depuis 2023 le pays le plus peuplé du monde, devançant la Chine.
Ce capital humain est un atout considérable, à condition de l’organiser.
Deuxièmement, sa géographie est stratégique : située entre le Moyen-Orient, l’Asie du Sud-Est et l’Eurasie, l’Inde est au cœur des routes commerciales mondiales.

Bien souvent, ne serait-ce qu’en termes de logistique, il est très difficile d’éviter l’Inde, tellement le pays est une sorte de pont incontournable entre la Chine et le reste du monde, que ce soit l’Occident, le Moyen-Orient ou même l’Afrique.
Enfin, la diplomatie indienne, articulée autour de la doctrine de Subrahmanyam Jaishankar, joue avec habileté la carte du « multi-alignement » : coopérer avec tout le monde sans s’aliéner personne.
Cette logique permet à l’Inde de parler à Washington et à Moscou, à Tel-Aviv comme à Téhéran, de siéger aux BRICS tout en siégeant au Quad.
Une posture agile, équilibriste, mais qui pourrait devenir schizophrénique si les tensions sino-américaines s’intensifient, car durant ce siècle, viendra peut-être (sûrement) un moment où il faudra choisir un camp.
La démographie de l’Inde : atout ou mirage ?
Avec 1,4 milliard d’habitants, l’Inde carbure à la jeunesse.
Mais ce réservoir humain cache un piège : comment transformer 254 millions de bras en moteur économique quand 42% des diplômés chôment ?
L’équilibre entre capital humain et contraintes structurelles reste la grande problèmatique en Inde.
La Chine, elle, avait su industrialiser sa main-d’œuvre.
New Delhi, elle, importe toujours ses composants pharmaceutiques clés… de Pékin.
Géographie stratégique sous-exploitée
Entre Océan Indien et chaînes himalayennes, l’Inde joue les équilibristes.
Sa flotte surveille le détroit de Malacca, goulot d’étranglement où transite 40% du commerce maritime.
Un atout qui pèse lourd face à la Chine, mais qui n’empêche pas pour autant New Delhi d’avoir une grande dépendance aux importations chinoises
La doctrine Jaishankar de « multi-alignement » trouve ici ses limites.
- Chômage des jeunes : 42% des diplômés sous 25 ans sans emploi malgré une croissance à 7%
- Éducation défaillante: système scolaire saturé et inadéquat face aux besoins du XXIe siècle
- Urbanisation anarchique : 40% des citadins entassés dans des bidonvilles insalubres
- Santé publique : accès aux soins aléatoire pour 600 millions d’Indiens
- Fossé générationnel : 254 millions d’actifs potentiels face à des seniors marginalisés
Ce tableau contrasté rappelle que le siècle indien se joue autant dans les usines chinoises que dans les bidonvilles de Mumbai. La coopération Inde / Chine pourrait bien déterminer l’issue de cette course contre la montre démographique.
Les fractures intérieures : le talon d’Achille de l’Inde
Industrie : le rêve inachevé du « Made in India »
Le slogan de Modi sonne creux : les IDE industriels ont dégringolé de 42,9% en 2023.
Une hémorragie qui révèle l’impuissance à concurrencer la Chine, fournisseur attitré de 70% des principes actifs pharmaceutiques indiens.
L’Inde dépend encore énormément de Pékin, notamment pour ses propres médicaments – un aveu d’échec cuisant.
Même les smartphones « fabriqués en Inde » cachent une réalité amère : 90% des composants viennent de Shenzhen, en Chine.
Société éclatée : 1% contre 99%
L’Inde est un de ces pays qui n’a pas encore réussi à lisser sa population pour y hisser (ne serait-ce que partiellement) une classe moyenne qui serait le noyau dur du pays, comme a pu le faire la Chine.
La réalité d’aujourd’hui est que l’Inde se fracture entre milliardaires et bidonvilles.
Les 1% les plus riches accaparent 40% des richesses pendant que 600 millions d’Indiens survivent avec moins de 3 dollars par jour.

Le BJP attise le feu : lois sur la citoyenneté discriminantes, lynchages de musulmans, marginalisation des Dalits.
Une « démocratie ethnique » selon Jaffrelot, où le passeport hindou devient sésame pour accéder aux droits.
Ce cocktail explosif de fractures sociales et industrielles pourrait faire imploser le rêve indien.
Les défis de Modi ressemblent de plus en plus à un casse-tête sans solution : comment bâtir une puissance mondiale quand on a un pays aussi divisé entre autant d’ethnies, quand le pays importe la majorité de ses biens et exporte ses cerveaux ?
BRICS : sur l’échiquier géopolitique
Multialignement : jongler entre empires
La doctrine Jaishankar, ce grand écart permanent, permet à New Delhi d’acheter du pétrole russe discount tout en signant des contrats militaires avec Washington.
Un numéro d’équilibriste qui rappelle la stratégie d’autres acteurs pivot comme la Turquie d’Erdogan.
Mais jusqu’à quand ?
En 2023, l’Inde a accru ses importations russes de 1400% tout en devenant le premier partenaire commercial des États-Unis.
Un double jeu risqué quand l’UE menace de sanctionner ses carburants raffinés.
Chine : plus grand partenaire et plus grand concurrent à la fois
135 milliards de dollars d’échanges en 2022 : le couple sino-indien danse sur un volcan.
Derrière les accords technologiques de 2024 (6 réacteurs EPR français à Jaitapur, coopération spatiale avec Washington), se cache une dépendance mortifère.
L’Inde importe une quantité colossale de biens venus de Chine tout en déployant dans le même temps des S-400 russes à la frontière chinoise.
Une schizophrénie stratégique qui fait poser beaucoup de questions aux analystes partout dans le monde.
Ce jeu dangereux en géopolitique place l’Inde au cœur des tensions du siècle.
Sa capacité à maintenir ce paradoxe – pivot économique des BRICS tout en flirtant avec le Quad – déterminera si le « siècle asiatique » sera véritablement écrit entièrement en mandarin, ou l’Inde réussira son jeu pour y écrire quelques lignes en devanagari.
Occident : l’illusion d’une alliance
Depuis le « pivot asiatique » d’Obama, Washington rêve de faire de l’Inde un rempart contre Pékin.
Mais New Delhi joue toujours perso : achat de pétrole russe malgré les sanctions, refus de condamner Moscou malgré la pression occidentale, commerce avec Téhéran malgré les tensions énormes avec l’Occident et Israël.
La réalité économique et les 135 milliards d’échanges avec la Chine en 2022 parlent plus fort que les discours atlantistes.
L’Inde prend les dollars américains mais rejette les leçons de morale – un pragmatisme qui exaspère Washington et surtout Bruxelles, qui espère toujours « acheter » les peuples, comme elle en a eu l’habitude les décennies précédentes.
Les négociations pour un accord de libre-échange UE-Inde tournent en rond depuis 2013.
New Delhi refuse de lâcher sur la protection des données et les normes environnementales, pendant que l’Europe tergiverse sur les visas pour informaticiens. Une valse-hésitation qui révèle l’incapacité chronique du Vieux Continent à comprendre la réalité du monde multipolaire.
Le vrai deal se fait ailleurs : 26 Rafale Marine commandés à la France, sous-marins Scorpène en kit, transferts technologiques sous embargo.
Ce tango diplomatique montre les limites de « l’allié » indien.
Entre partenariat intéressé et vassalisation refusée, l’Occident découvre à ses dépens que le siècle multipolaire se négocie au comptant – pas dans les traités.
Laboratoire du monde multipolaire
Ni Orient ni Occident
L’Inde réinvente les règles du jeu : ni modèle libéral importé, ni autoritarisme chinois. Sa « troisième voie » mêle nationalisme technologique et héritage post-colonial. Un mélange que la plupart des politiques ont du mal à comprendre ou maîtriser.
Le pays carbure au charbon tout en pilotant l’Alliance solaire internationale – double jeu énergétique typique d’une puissance qui refuse de choisir entre développement et durabilité.
Une logique qui défie les dogmes démocratiques occidentaux.
Souveraineté numérique : le nouvel enjeu
New Delhi déclare la guerre aux GAFAM : taxes sur les géants du numérique, loi sur les données locales, promotion agressive de Paytm et autres licornes maison.
Avec 60 coupures internet en 2016 et 39 milliards levés par les startups en 10 ans, l’Inde montre ses muscles.
Mais derrière le succès de Freshworks se cachent 90% de composants électroniques importés – une indépendance en trompe-l’œil.
Écologie : le grand dilemme
L’Inde carbure aux paradoxes : 500 GW d’énergies vertes promis pour 2030, mais 70% d’électricité toujours issue du charbon.
Les pressions démographiques sur les ressources (Revue de l’OTAN sur la démographie) illustrent l’impasse.
Le pays mise sur le thorium pour sa filière nucléaire tout en subventionnant le solaire rural. Un équilibre instable, menacé par les conflits hydriques transfrontaliers qui opposent 600 millions d’Indiens à leurs voisins.
L’Inde, un carrefour géopolitique et commercial qui arrive à grands pas vers le moment de vérité
Ce laboratoire géopolitique donne le vertige : entre innovations disruptives et contradictions structurelles, l’Inde incarne les convulsions d’un monde en recomposition. Son destin dépendra de sa capacité à transformer ses faiblesses en leviers – ou à se consumer dans ses propres contradictions.
L’Inde du XXIe siècle incarne le paradoxe d’une puissance en sursis : entre dividende démographique et chômage endémique, multialignement géopolitique et fractures sociales béantes.
Pour éviter l’implosion, New Delhi devra concilier souveraineté farouche et réformes structurelles – sans quoi son rêve de grandeur restera un mirage dans l’arène mondiale qui risque de piétiner pendant longtemps.
Comprendre l’Inde, c’est accepter qu’elle ne sera jamais l’Occident, ni une copie asiatique de la Chine qui prendrait une direction similaire.
C’est une puissance hybride, post-coloniale, en quête de souveraineté, qui oscille entre tradition et modernité, spiritualité et réalisme stratégique.
C’est un pays où on trouve les gens potentiellement les plus religieux du monde mais également un pays où la classe sociale haute est l’une des plus avant-gardistes du monde en matière d’informatique, de technologie et de vision sur le monde.
Elle n’est pas un relais de l’hégémonie occidentale, mais elle n’est pas non plus un satellite de Moscou ou de Pékin.
Croice que l’Inde, parce qu’elle fait partie de BRICS, s’alignera forcément toujours sur la Chine ou la Russie, c’est profondèment mécomprendre l’Inde mais également mécomprendre le principe même du monde multipolaire.
Car le monde multipolaire, ce n’est pas le blocs BRICS, contre le blocs Occident.
Le monde multipolaire, c’est avant tout des grandes puissances, qui servent leurs propres intérêts mais qui refusent l’hégémonie d’une puissance sur toutes les autres.
Et l’Inde est à sa manière le laboratoire du monde multipolaire : diverse, contradictoire, mais incontournable.
Et peut-être est-ce là, justement, sa plus grande force.
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