Dans cet article sur la doctrine américaine, j’approfondis en long, en large et en travers toute la stratégie et la vision géopolitique des USA.
Cet article est l’un des 4 éléments fondamentaux que je mentionne dans mon article sur la Nouvelle Guerre froide que je vous invite fortement à lire en amont si ce n’est pas déjà fait.
Cet article, à mon humble avis, est l’un de mes articles les plus importants de cette année, car comprendre la doctrine américaine, c’est comprendre une énorme partie des conflits et enjeux dans le monde.
La majorité des conflits ont en général cette doctrine en sous-jacent et sont liés directement ou indirectement à la volonté des États-Unis de déstabiliser certaines parties du monde pour maintenir leur hégémonie.
Les 2 colonnes de la doctrine américaine
La doctrine américaine comporte de nombreux éléments, la maîtrise des mers, les zones clés, le renseignement et l’espionnage et beaucoup d’autres, mais on peut comprendre l’essentiel de la doctrine en 2 grands points :
- Tous les moyens sont bons pour assurer l’hégémonie américaine sur le monde (soft power, propagande, intimidations, fake news, déstabilisations, corruption, sabotages etc).
- L’Eurasie est un cauchemar géopolitique pour les États-Unis car elle est un contre-modèle et sa principale concurrente, c’est pourquoi elle se doit d’être soit vassalisée, soit neutralisée.
Les deux grands noms de la doctrine américaine : George Friedman et Zbigniew Brzezinski
Pour comprendre la doctrine américaine, il faut s’intéresser aux « maîtres stratèges » qui dictent cette doctrine à l’État américain depuis toujours.
Parmi les quelques « cerveaux » derrière la stratégie américaine, on retrouve deux grands noms qui ont dicté environ 80% de ce qui fait la doctrine américaine : George Friedman et Zbigniew Brzezinski.
Nous allons découvrir chacun de ces deux stratèges pour en apprendre plus sur la colonne vertébrale de la stratégie américaine dans le monde.
George Friedman, le maître à penser de la CIA
Pour comprendre George Friedman, je ne peux que citer l’excellent article rédigé par Jean-Claude Empereur sur RevuePolitique.fr qui résume le personnage et sa pensée de manière limpide.
L’extrait qui nous intéresse de son article :
« George Friedman, spécialiste reconnu de la prospective, président de Stratfor, société qui se consacre à l’analyse géostratégique et à l’intelligence économique, souvent qualifiée de “CIA bis”, est proche des milieux dirigeants américains. Il peut être ainsi considéré comme très représentatif de la pensée géopolitique dominante à Washington, qu’il s’agisse des cercles dirigeants “visibles” comme de ceux du “deep-state” et du complexe militaro-industriel, qu’ils soient Républicains ou Démocrates. »
« On sait depuis Tocqueville que l’affrontement entre l’Amérique et la Russie fait partie des grands mythes de l’histoire.
Pour certains, le caractère inévitable de cet affrontement a été théorisé dès 1904 par Hartford Mackinder dans sa conférence à la Royal Geographical Society de Londres. Cette conférence, reprise ultérieurement dans un simple article de douze pages, résume encore aujourd’hui les orientations de la politique américaine en mettant en évidence l’opposition absolue entre une Amérique appuyée sur la maîtrise intégrale des océans et une Russie retranchée dans “l’île du monde” cœur du système continental eurasiatique et “pivot géographique de l’histoire”.
Pour Friedman le rapprochement de la nouvelle Allemagne et de la Russie éternelle en rendant inévitable la constitution d’un ensemble continental gigantesque peuplé de plus de sept cents millions d’habitants, aux immenses ressources naturelles, à la profondeur stratégique inégalée, en continuité et en contiguïté avec la Chine, l’Inde et le monde musulman est inacceptable.
Ce rapprochement, s’il devait se confirmer dans les vingt ans à venir, constituerait pour les États-Unis, un véritable cauchemar géopolitique en même temps qu’une menace majeure, mettant en cause une hégémonie considérée comme non négociable.
Dans ces conditions, tout, absolument tout, doit être mis en œuvre pour en empêcher la réalisation.
C’est ainsi que l’intégration de l’Ukraine à l’Union européenne, en réalité à l’OTAN, constitue un enjeu majeur et prend tout son sens. Dans cette logique, le conflit doit être mené jusqu’à son terme afin de positionner les armées de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie et ceci “pour des décennies”…
Bien au-delà du simple endiguement de la guerre froide “containment”, c’est d’une stratégie de refoulement pur et simple “roll back” dont il s’agit. Cette stratégie fait ainsi entrer subrepticement les États-Unis dans l’ “étranger proche” de la Russie, en plaçant de facto cette zone périphérique, à laquelle elle est très attachée, pour sa sécurité, sous contrôle américain. L’étape suivante est d’utiliser, dans la ligne de ce que préconise Zbigniew Brzezinski dans le “Grand échiquier”, l’Ukraine comme bélier géostratégique pour disloquer ensuite la Fédération de Russie.
Au cours d’une conférence donnée au Chicago Council for Global Affairs, George Friedman, à l’occasion de la sortie de son livre, n’a pas hésité à envisager le retour de la guerre froide voire même la possibilité d’un conflit préventif avec la Russie.
“Si l’on veut éviter qu’une flotte constitue une menace il faut empêcher sa construction avant qu’il ne soit trop tard”, précise-t-il.
Il ne faut pas se bercer d’illusions, cette analyse, partagée par la plupart des milieux dirigeants de Washington, qui rappelons le sont souvent les commanditaires de Stratfor, dénie à l’Union européenne toute possibilité d’indépendance politique économique ou militaire.
Car du fait de l’impossibilité supposée des responsables politiques européens de maîtriser leurs conflictualités latentes, tout désir d’indépendance de leur part est perçu comme un risque et une menace permanente pour la paix et la sécurité des États-Unis.
Friedman insiste sur le fait que les États-Unis doivent continuer à contrôler sans partage les océans et l’espace, il pourrait ajouter le numérique et le big data, car c’est le socle de leur puissance.
Devant les risques que présentent, selon lui, l’irresponsabilité et l’incontrôlabilité européenne, et le double échec de l’intégration économique et militaire de l’Europe, deux solutions s’imposent : le renforcement et l’extension de l’OTAN, la mise en œuvre du Grand Marché Transatlantique, deux instruments de vassalisation de l’Union. »
Zbigniew Brzezinski, le père de la doctrine américaine moderne
Pour le second maître à penser de la doctrine américaine en géopolitique, je ne peux que citer un passage du livre Un Printemps Russe de mon ami Alexandre Latsa, qui analyse de manière brillante et concise cette personnalité.
L’extrait qui nous intéresse de son livre :
« En 1997, un des ouvrages clés de la géopolitique américaine des deux dernières décennies est publié par Zbigniew Brzezinski, un politologue américain d’origine polonaise, ancien conseiller à la sécurité nationale du président des États-Unis entre 1977 à 1981.
Zbigniew Brzezinski est surtout l’un des aiguilleurs de la pensée stratégique américaine. Au cours de la guerre d’Afghanistan, il joua un rôle non négligeable dans l’aide fournie aux combattants afghans contre l’Armée Rouge qui débuta non pas après l’invasion de l’Afghanistan en décembre 1979, mais au cours du mois de juillet de la même année.
Zbigniew Brzezinski se rendra lui-même à la frontière pakistano-afghane durant la guerre, avec l’aide et l’appui des puissants services de renseignements pakistanais, pour assurer les moudjahidines du soutien logistique américain et leur rappeler que Dieu est avec eux.
Lors de ce déplacement filmé, il y rencontra le plus célèbre de ses combattants : Oussama Ben Laden.
Ce n’est cependant qu’en 1998 qu’il confiera dans une interview au Nouvel Observateur que « la CIA était entrée en Afghanistan avant les Russes » et qu’il était fier d’avoir « piéger les Russes en Afghanistan », ce Vietnam eurasien ayant été selon lui le facteur principal d’enrayement de la machine soviétique.
Dans son ouvrage, Le Grand Échiquier, Zbigniew Brzezinski expose les visées stratégiques américaines en Eurasie et les objectifs à atteindre pour permettre à l’Amérique de conforter sa position d’hyperpuissance.
Il y prône clairement une intégration de la Russie au système occidental ou du moins son arrimage à la périphérie de ce système.
Il préconise de fait une union étroite avec l’Europe qualifiée de « tête de pont démocratique de l’Amérique » car « sans l’Europe, l’Amérique est encore prépondérante, mais pas omnipotente », mais aussi car « les Européens sont plus exposés au risque éventuel qu’un impérialisme chauviniste anime de nouveau la politique étrangère russe».
On comprend mieux dès lors la constante obsession américaine à étendre l’Otan en Europe orientale, afin de renforcer la sphère de contrôle et d’influence américaine et de ne pas y perdre pied face à une Russie renaissante, scénario il est vrai plus que d’actualité au début 2015.
La notion d’«Europe, tête de pont démocratique » sera du reste étrangement reprise par Barack Obama lors des cérémonies du 9 mai 2014 en Normandie.
Zbigniew Brzezinski n’arrête cependant pas à la façade ouest de l’Eurasie ses ambitions pour l’Amérique. Dans Le Grand Échiquier il écrit ainsi :
Il est crucial qu’aucune puissance eurasienne concurrente (Russie ou Chine) capable de dominer l’Eurasie ne puisse émerger et ainsi contester les USA (…)
La suprématie mondiale de l’Amérique dépend directement de sa capacité à maintenir sa situation prépondérante sur le continent eurasien.
(…) 75% des habitants de la planète vivent en Eurasie et les principales richesses du monde se situent sur ce continent, à la fois en termes d’entreprises et de ressources naturelles.
L’Eurasie correspond à 60% du PNB mondial et contient les trois quarts des ressources naturelles mondiales connues en matière d’énergie.
Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquer
On comprend mieux pourquoi, toujours dans cet ouvrage, le stratège Brzezinski envisage clairement, pour ne laisser aucune chance à un quelconque concurrent d’émerger, de simplement démembrer la Russie en tant qu’État.
Comme il l’explique lui-même :
Une Russie plus décentralisée, entendez démantelée en plusieurs entités, aurait moins de visées impérialistes. Une confédération russe plus ouverte, qui comprendrait une Russie européenne, une république de Sibérie et une république extrême-orientale, aurait plus de facilités à développer des liens économiques étroits avec l’Europe.
Zbigniew Brzezinski reviendra cependant au cours de la deuxième décennie des années 2000 sur ces positions radicales à l’égard de la Fédération de Russie en refocalisant la stratégie nécessaire à l’Amérique, selon lui, pour lutter contre l’essor du terrorisme islamique.
Malgré cette nouvelle grille de lecture plus coopérative avec les grands émergents, le mal sera fait.
Une école stratégique anglo-saxonne verra le jour, résumée par exemple par le témoignage on ne peut plus sincère de George Friedman, président de la société d’intelligence économique Stratfor, qui en février 2015 annonçait les visées américaines en Eurasie pour y déstabiliser l’émergence de nouveaux pôles d’influences pouvant porter atteinte au leadership américain, en premier lieu celle de la nouvelle Russie qui reconstituait une zone d’influence régionale en Eurasie et vers l’Europe. »
Une doctrine américaine d’hégémonie absolue
Vous l’avez compris, maintenant que vous connaissez les deux cerveaux principaux de la doctrine américaine, vous savez que les USA ont une vision hégémonique et sans partage sur le monde.
De cette doctrine, découle de nombreux conflits, que ce soit au Moyen-Orient, en Asie, en Europe et d’autres.
Les USA agissent parfois directement, en envoyant leurs propres troupes, et parfois indirectement en se servant de pays satellites ou marionnettes.
De nombreux conflits sont parfois même causés par des groupuscules financés et armés par les États-Unis qui se retournent ensuite contre eux.
Sans parler du fait que les USA pensent toujours « America First » au détriment de leurs propres alliés si nécessaire, qu’ils n’hésitent pas à saboter et couler s’il le faut.
Comme disait un autre stratège américain qui a également eu une forte influence sur la doctrine américaine :
Être un ennemi des États-Unis est dangereux, mais être un ami est fatal.
Henry Kissinger
Un nouveau monde multipolaire qui souhaite se passer des États-Unis
En une trentaine d’années, avec l’explosion démographique de certains pays, la relocalisation, la mondialisation et la démocratisation des hautes technologies couplées à de nombreux autres facteurs, nous avons assisté à une profonde restructuration du monde.
Ce nouveau monde que nous constatons est un monde multipolaire. J’aborderai en profondeur ce point dans un autre article dédié.
Face à ce nouveau monde multipolaire, avec désormais de nombreuses puissances qui ne se laissent plus faire et ont la capacité d’entraver voire de menacer les USA, le pouvoir américain perd pied et la doctrine américaine ne fonctionne plus.
Les cartes de la géopolitique sont rebattues
C’est grâce à cette nouvelle configuration qu’à partir de 2022, après 8 ans de bombardements sur les populations russes du Donbass, la Russie, forte de sa nouvelle puissance et ses grandes alliances, a pris la décision de lancer sa guerre préventive en Ukraine, pour entraver et stopper l’avancée de son encerclement voulu par les États-Unis.
Trop confiante, la doctrine américaine s’est empressée de vouloir sanctionner et encercler économiquement la Russie, quitte à s’assurer de la séparation de l’Europe et la Russie en sabotant le pipeline Nord Stream.
Ce que n’avaient pas prévu les Américains, c’est qu’en 30 ans, le monde a basculé et le monde, désormais, n’a plus vraiment besoin des États-Unis.
Mieux encore, la plupart des grandes puissances souhaitent se passer de l’Amérique, et construire un monde multipolaire, sain et sans hégémonie.
Cet empressement et cette obsession de l’isolement eurasien et de la Russie, auront coûté aux USA d’avoir érigé un nouveau rideau de fer.
Un nouveau rideau de fer qui va laisser le côté occidental sur le pas de la porte…
Car l’avenir économique, démographique, politique et technologique du monde, se trouve, j’en ai bien peur, de l’autre côté du mur, là où la majorité de la population mondiale et des ressources se trouve et où le libre marché n’est pas submergé par l’idéologie.
Les États-Unis sont désormais trop bornés pour revenir sur leurs erreurs.
Cette doctrine, trop agressive et arrogante, qui s’est effondrée comme un soufflet face à la résilience économique de la Russie et le commerce international et coopératif des BRICS qu’ils ne peuvent plus freiner, force les USA à enclencher un processus de fuite en avant, dont ils ne sont pas prêts de sortir.
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